- Épisode 4
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Les jeunes ne se soucient pas de leur vie privée en ligne ?
Avec Laurence CORROY, professeure des universités et spécialiste de l’éducation aux médias. En partenariat avec la CNIL, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés.
Fiche réalisée en partenariat avec Louis Derrac.
DÉMYSTIFIER L’IDÉE REÇUE
Pour notre experte, l’idée que les jeunes ne se soucieraient pas de leur vie privée en ligne se nourrit de plusieurs constats réels, et de quelques représentations séculaires.
Des constats réels...
- Le premier constat, c’est qu’il y a des usages intenses, voire très intenses des smartphones de la part des jeunes et en particulier des adolescents. L’acquisition de smartphones se fait de plus en plus tôt, et dès 12 ans, les jeunes peuvent donc s’informer, communiquer, se divertir.
- Le deuxième constat, c’est que des cas de cyberharcèlement ont été très médiatisés, car leurs finalités étaient dramatiques. Cela a créé une peur compréhensible (voir la Mallette de la Coéducation au et par le numérique Thème 4 Fiche N°3).
- Le troisième constat, c’est le sentiment partagé par la société que les mineurs, la jeunesse sont à protéger. Parce qu’ils sont encore en train de grandir, de se construire, et de consolider leur identité.
...et quelques représentations séculaires
- « Les jeunes se mettent en danger et mettent en danger les autres ». C’est une idée qui traverse les siècles, sans être forcément justifiée. Elle alimente les peurs d’une jeunesse incontrôlable. Chaque génération a ses marqueurs de peur : une « jeunesse sans foi ni loi », une jeunesse « sauvageonne ». La médiatisation extrême de certains cas alimente cette représentation.
- « La jeunesse c’était mieux avant ». Dès l’Antiquité, on a des textes qui se plaignent d’une jeunesse moins polie, plus indisciplinée. C’est une nostalgie des adultes qui est largement partagée, ainsi qu’une tendance à enjoliver leur propre passé et leur propre jeunesse. D’où une impression que la jeunesse actuelle va être moins apte que la précédente à faire face aux difficultés qu’elle va rencontrer.
- À chaque émergence d’un nouveau média, un nouveau discours de peur apparaît (avec plus ou moins de fondement) sur les risques supposés de chaque média : la radio, la presse, la télévision, les jeux-vidéos, Internet. Toutes ces peurs ne sont pas sans fondement, mais penser que les jeunes sont des proies désarmées est trop réducteur, pour notre experte.
La réalité du rapport entretenu par les jeunes avec leur vie privée.
Les jeunes ont une conscience aiguë de leur vie privée, et ils s’en inquiètent beaucoup. Ils mettent en place beaucoup de stratégies pour essayer de la protéger. Par exemple :
- Ils font attention aux photos qu’ils envoient, à qui ils les envoient, et quand ils les envoient. Par ailleurs, ils privilégient l’envoi de messages éphémères.
- Ils ne se mettent jamais en scène dans des relations intimes (en train de s’embrasser ou poses explicites). Sur Instagram, ils font un gros travail esthétique sur les photos, quitte à utiliser des filtres.
- Les filles sont encore plus vigilantes, car elles ont plus intériorisé que les garçons qu’elles pouvaient être cyberharcelées, avoir une mauvaise réputation. Elles se sentent surveillées, par les fratries notamment.
Les jeunes savent aussi qu’on ne peut pas tout contrôler. Mais c’est extrêmement mal vu de « screener » une photo sans prévenir l’interlocuteur. Cela peut signifier la fin d’une amitié, preuve que les jeunes prennent leur image au sérieux. Ils font la part des choses entre ce qui est publié publiquement et ce qui est publié dans des groupes intimes, pour partager des choses différentes.
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AUTRES INFORMATIONS CLÉS
Une vraie différence genrée et d’âge
Un garçon qui expose sa nudité risque beaucoup moins de représailles si sa photo est partagée. Les filles font quant à elles beaucoup plus attention.
Globalement, les lycéens ont bien intégré les risques et les dangers. Il faut sans doute concentrer l’effort sur les collégiens, selon notre experte. En effet, ils comprennent moins bien que c’est grave de partager l’image de quelqu’un sans son consentement (droit à l’image), que ce qui est de l’ordre de l’intime doit absolument le rester. Il y a plus de risques au collège, plus de naïveté.L’exploitation des données personnelles
Les jeunes ont bien compris les mécanismes d’exploitation de leurs données personnelles, mais sont défaitistes car ils voient mal comment ils pourraient se défaire de leurs plateformes de socialisation préférées.
Les plateformes le savent bien en adoptant des textes de consentement incompréhensibles, longs, peu engageants. Les jeunes sont alors pris dans une situation paradoxale. Ils savent que les plateformes récupèrent leurs données personnelles, mais à un âge où le besoin de socialisation est extrême (on se construit avec les autres, par les autres, pour les autres), c’est très difficile d’y échapper.
Ils sont donc hyperconnectés, cherchent à avoir des stratégies de vigilance, avec la conscience que cette vigilance ne sera pas parfaite.Comprendre la permanence des traces
Le problème d’Internet, c’est qu’on peut voir émerger des traces laissées deux, trois, cinq ans auparavant. Or un jeune change énormément dans ce laps de temps. Laurence Corroy estime que l’on peut discuter de ces sujets avec des cas qui ont « défrayé la chronique », des exemples qui parleront aux jeunes. Elle prend l’exemple d’une star de téléréalité ou de football qui est rattrapée par ses images de jeunesse.
Ces cas, extrêmes rappelons-le, peuvent servir de base de discussion pour comprendre qu’Internet est une sphère publique et que même des messageries privées peuvent être perméables.
Il faut particulièrement travailler cette permanence des traces avec les collégiens, car la notion leur est étrangère. Pour les lycéens, il faut travailler particulièrement la question sur les traces orales. Les jeunes ont un usage effréné des vocaux, or ce sont des paroles qui restent, sans qu’ils en aient encore bien conscience.Les jeunes et leurs données personnelles
Une donnée personnelle (voir le site de la CNIL et ses ressources pour les pédagogues) correspond à une information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable. Le nom, le numéro de téléphone, la photo, la voix, ce sont des données personnelles. Une donnée sensible va concerner l’opinion religieuse ou philosophique, l’orientation sexuelle, les informations de santé, entre autres.
Les droits des jeunes en matière de données personnelles ne sont pas assez connus, et certaines démarches encore très complexes. On peut citer le droit à l’effacement et au déréférencement, le droit d’opposition, le droit de connaître l’utilisation de nos données, d’obtenir les données stockées, etc. Les droits existent donc, mais les adultes ont déjà du mal à les connaître, et les jeunes encore davantage. Le droit à l’oubli et au déréférencement sont particulièrement importants pour les jeunes, il faut qu’ils en aient connaissance.La question de la pornographie sur Internet
Selon notre experte, c’est encore l’angle mort de l’Éducation nationale et des parents. Le sujet est difficile à aborder pour les éducateurs. Pourtant, c’est vraiment l’un des grands enjeux en matière d’usages adolescents, qui se retrouvent, souvent sans l’avoir cherché, devant des images qu’ils ne sont pas censés voir.
Or, dans un tel sujet, il y a la tentation de la coercition (contrôle parentaux, sécurité, interdictions, etc.), et on oublie trop souvent l’éducation. Il y a donc un effort collectif à faire de la part des éducateurs, probablement des ressources à produire également (voir la Mallette de la Coéducation au et par le numérique Thème 4 Fiche N°4). -
LES GRANDS CONSEILS DE L’EXPERTE
- Changer sa posture d’éducateur : l’approche protectionniste ne fonctionne pas bien. Ce n’est pas le meilleur moyen pour capter l’attention des jeunes. Il vaut mieux partir de leur consommation, sans jugement. Il faut aussi essayer, en tant qu’éducateur, d’abandonner la posture de sachant et se placer comme accompagnant. C’est ainsi qu’on peut susciter une vraie parole et réfléchir, développer un regard critique, ensemble.
- Concentrer les efforts d’éducation et de sensibilisation sur les collégiens, qui ont leurs premiers équipements numériques personnels et comprennent moins les questions de vie privée, de droit à l’image, etc.
- Travailler la permanence des traces avec les collégiens, et insister sur les traces vocales à tous les niveaux.
- Faire mieux connaître les droits des jeunes vis-à-vis de leurs données personnelles : droit à l’oubli, droit à l’effacement notamment (en utilisant les ressources de la CNIL par exemple)
- Rappeler aussi les modèles économiques des plateformes utilisées par les jeunes pour comprendre que les données sont le produit de certaines d’entre elles, et pouvoir initier des discussions avec les jeunes.
CAPSULE DE LA CONFÉRENCE DU 12/10/22
Retrouvez un condensé de l’intervention de Laurence Corroy sur l’idée reçue : « Les jeunes ne se soucient pas de leur vie privée en ligne ! ».
Enregistrement de 8 minutes. -
Où trouver le replay ?
Accédez à la rediffusion de la conférence avec Laurence Corroy (durée : 48 min) au format podcast en cliquant ici !
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EN PRATIQUE : RÉALISER UN TEMPS DE RENCONTRE À PARTIR DE CETTE CONFERENCE
- Public : parents, professionnels de l’Éducation nationale, autres partenaires de la communauté éducative ;
- Temps de préparation : 1 heure ; Temps de rencontre : 1 heure ;
- Nombre de participants : 20 maximum pour favoriser les échanges
Proposition de déroulé du temps de rencontre
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VOCABULAIRE À RETENIR
- Cyberharcèlement : Le harcèlement via internet (mails, réseaux sociaux...) est appelé cyberharcèlement. Il s’agit d’ un délit.
- « Screener » : sur un smartphone, prendre une capture d’écran d’un message éphémère.
- Vocal/vocaux : messages sonores introduits par les messageries instantanées (Whatsapp, Facebook Messenger, etc.)
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Ressources pour aller plus loin
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