- Épisode 9
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Le numérique, c'est que pour les garçons ?
Avec Anne Siegel, directrice de recherche au CNRS en informatique, directrice adjointe scientifique auprès de l’INS2I, l’institut du CNRS qui pilote les recherches en sciences informatiques et du numérique, et co-responsable du projet de bande dessinée « Les décodeuses du numérique ».
Fiche réalisée en partenariat avec Louis Derrac.
DÉMYSTIFIER L’IDÉE REÇUE
L’histoire de l’informatique est jalonnée de femmes !
De nombreuses chercheuses sont revenues sur l’histoire du numérique, et elles ont constaté que les fondatrices dans l’informatique, les pionnières, étaient... des femmes. Les premières codeuses étaient des femmes (Ada Lovelace conçoit le premier algorithme autour de 1850). Les premières thèses de doctorat en informatique ont été soutenues par des femmes, en France (Marion Créhange en 1961) et aux États-Unis (Mary Kenneth Keller en 1955).
Dans les années 1950, les personnes qui faisaient du calcul et de l’informatique, étaient autant des femmes que des hommes. Mais c’était un temps où le domaine n’était pas très reconnu (peu de formations, peu d’argent). Puis est arrivé le micro-ordinateur dans les années 1980, qui a ouvert la voie à un potentiel de croissance économique énorme. À ce moment-là, le nombre de femmes est resté constant, mais comme l’a constaté Isabelle Collet dans ses recherches (voir son livre dans les ressources), « ce sont les hommes qui sont arrivés massivement », comme souvent dans l’histoire, la contribution des femmes a alors fait l’objet d’un processus d’invisibilisation.Le numérique, ce n’est pas que du code informatique
Autre facteur d’explication : la représentation de l’informatique a évolué dans les années 1980-1990. L’informatique et les algorithmes1, étaient en lien avec des formalismes mathématiques, assez abstraits et théoriques, sur lesquels les femmes investissaient de manière équivalente aux hommes. Lorsque le domaine est devenu beaucoup plus valorisé économiquement, les acteurs du domaine ont mis en avant des compétences beaucoup plus techniques, en lien avec le matériel ou le code. La perception de ces métiers dans notre société est alors devenue beaucoup plus masculine.
Il y a un imaginaire qui dit que puisque la programmation est valorisée, et bien payée, c’est un domaine réservé aux hommes. C’est évidemment faux. Un autre imaginaire dit que dans les entreprises du numérique, il est valorisé de mettre les « mains dans le cambouis, dans le code ». De manière contre-intuitive, Anne Siegel rappelle que « plus on est éloigné du clavier, plus on a de l’importance et de l’impact. Et plus on est payé » : ce n’est pas parce qu’on a les mains sur le clavier qu’on est le plus important. La conception d’un algorithme est plus importante que sa programmation sous forme de code et la manière d’en exploiter les résultats l’est encore plus.
Le numérique, c’est du matériel, des algorithmes, des mathématiques, des usages, de l’utilisation et de l’exploitation des données. Le numérique est partout et ce n’est pas que du code, c’est un domaine bien plus large : il suffit de penser à la médecine du futur qui sera basée sur du numérique, ou encore à la robotique, aux capteurs de données si importants pour comprendre le réchauffement climatique, aux bornes d’accueil des espaces publics, etc.Mais… les femmes sont effectivement sous-représentées dans les filières de l’industrie numérique
Les femmes représentent 23 % des salariées dans les métiers du numérique en général. Mais, comme évoqué par Anne Siegel, la part des femmes est plus ou moins faible selon les domaines, et particulièrement faible dans les métiers techniques ou relatifs au matériel, aux infrastructures. Ainsi, elles représentent :- 45 % des salariées dans les métiers de l’analyse des données et de l’intelligence artificielle ;
- 17 % des salariées dans les métiers de la programmation et du développement ;
- 9 % des salariées dans les métiers infrastructure et réseaux.
(Source : Insee Recrutement 2017 – Chiffres clés Femme@numérique)
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AUTRES INFORMATIONS CLÉS
De nombreux stéréotypes de genre éloignent les femmes du numérique
Il faut insister sur le fait que beaucoup de stéréotypes sont sociétaux et non spécifiques au numérique. Par exemple, le fait que ce soit aux hommes de gagner de l’argent, et aux femmes de prendre soin de la famille. Aux hommes donc les ambitions professionnelles, les carrières qui permettent de gagner de l’argent. Aux femmes, celles qui permettent de concilier travail et vie de famille.
Certains stéréotypes sont plus spécifiques. Des études (comme celles de Clémence Perronnet, voir ressources) ont montré que de nombreuses jeunes filles aimaient les sciences avant d’entrer au collège, voulaient en faire leur métier, mais finissaient par se décourager, sans qu’on comprenne encore exactement pourquoi. Est-ce parce qu’on sur-incite les garçons à choisir des parcours scientifiques ? Est-ce qu’on manque de représentation des femmes dans ces filières pour montrer des rôles modèles ? Il n’y a pas encore de réponses exactes à ces questions.
Ces mêmes stéréotypes se retrouvent au moment de l’orientation. Au lycée, les filles sont naturellement incitées à aller vers les filières du soin, de la préservation de la planète. Pas trop vers les technologies, pas trop vers les maths ou l’abstraction. Or ce sont bien ces filières qui amènent vers l’industrie numérique.Un algorithme reproduit les opérations tel qu’on l’a programmé
Le fait que la plupart des algorithmes soient aujourd’hui programmés par des hommes (par ailleurs souvent des hommes blancs et d’origine sociale privilégiée) introduit des biais2, en particulier sur des programmes d’interface ou de code inscrit en dur avec des séquences d’instructions.
Par exemple, sur une interface web vous permettant de réserver un billet de train, il vous est systématiquement demandé votre sexe, et l’interface propose en priorité « homme » devant « femme », alors que la lettre « f » vient avant la lettre « h ». On peut aussi penser aux applications de suivi de santé qui existent depuis des années mais qui ne proposent que depuis très récemment le suivi des menstruations. Ce sont bien les concepteurs des programmes informatiques qui décident en partie des usages.Les algorithmes d’intelligence artificielle reproduisent et renforcent des inégalités sociétales
Les algorithmes basés sur l’intelligence artificielle sont un peu différents parce que cette fois on ne donne pas toutes les instructions à la machine, on lui demande d’explorer des ensembles de données pour en extraire des caractéristiques communes. Sauf que les données, issues des statistiques par exemple, reflètent une société pétrie d’inégalités entre femmes et hommes, riches et pauvres, noirs et blancs, etc.
Ces algorithmes, s’ils ne sont pas bien contrôlés ensuite, peuvent donc tout à fait renforcer des inégalités sociales. D’où l’importance d’avoir des algorithmes transparents et susceptibles d’être audités3. Et c’est pour ça qu’il y a tant besoin de diversité dans les recrutements de l’industrie numérique, que ce soit en origine ethnique, sociale ou de genre. C’est pour être capable justement d’aller chercher de l’information et de compenser les biais présents dans les ensembles de données, mais aussi dans la conception des algorithmes. -
LES GRANDS CONSEILS DE L’EXPERT
1. Accepter que les stéréotypes existent et ne disparaîtront jamais totalement, et donc rester vigilant, interroger ces représentations et ces stéréotypes en permanence.
2. Travailler à une représentation beaucoup plus large du périmètre du numérique : le numérique c’est toute une industrie qui ne repose pas que sur du code informatique ou sur une infrastructure matérielle, mais aussi des aides algorithmiques, de la cybersécurité, du calcul écoresponsable, de la bio-informatique, de la modélisation du climat, de la médecine numérique avec des coeurs artificiels, etc.
3. Expliquer ce à quoi sert le numérique concrètement, explorer la diversité des métiers, et aborder ses enjeux éthiques.
4. Travailler sur l’orientation, et s’appuyer sur les (très nombreuses) ressources de l’ONISEP (voir ressources plus bas).
5. Lorsqu’on mobilise des « rôles modèles », s’attacher à identifier des profils accessibles, des personnes incarnées, vivantes, normales, qui s’amusent et sont passionnées.
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CAPSULE DE LA CONFÉRENCE DU 08/03/23
Retrouvez un condensé de l’intervention d’Anne Siegel sur l’idée reçue : « Le numérique c’est pour les garçons ! ».
Enregistrement de 10 minutes. -
OÙ TROUVER LE REPLAY ?
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EN PRATIQUE : RÉALISER UN TEMPS DE RENCONTRE À PARTIR DE CETTE CONFERENCE
- Public : parents, professionnels de l’Éducation nationale, autres partenaires de la communauté éducative ;
- Temps de préparation : 1 heure ; Temps de rencontre : 1 heure ;
- Nombre de participants : 20 maximum pour favoriser les échanges
Proposition de déroulé du temps de rencontre :
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VOCABULAIRE À RETENIR
- Algorithme : « Un algorithme, c’est tout simplement une façon de décrire dans ses moindres détails comment procéder pour faire quelque chose. Il se trouve que beaucoup d’actions mécaniques, toutes probablement, se prêtent bien à une telle décortication. Le but est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par une machine numérique (ordinateur…). On ne travaille donc qu’avec un reflet numérique du système réel avec qui l’algorithme interagit. » (Définition de Gérard Berry)
- Biais algorithmique : Un algorithme est biaisé lorsque son résultat n’est pas neutre, loyal ou équitable. Cette définition repose donc sur trois notions : la neutralité, la loyauté et l’équité. Les biais algorithmiques peuvent conduire à des situations de discrimination (Définition Wikipedia)
- Audit d’un algorithme : auditer un algorithme consiste à le faire étudier par des experts pour pouvoir en expliquer le fonctionnement, le critiquer et éventuellement susciter des changements. On dit souvent que les algorithmes sont des « boites noires », il s’agit donc d’ouvrir la boite et de regarder ce qu’il y a dedans, et comment elle marche.
- Algorithme : « Un algorithme, c’est tout simplement une façon de décrire dans ses moindres détails comment procéder pour faire quelque chose. Il se trouve que beaucoup d’actions mécaniques, toutes probablement, se prêtent bien à une telle décortication. Le but est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par une machine numérique (ordinateur…). On ne travaille donc qu’avec un reflet numérique du système réel avec qui l’algorithme interagit. » (Définition de Gérard Berry)
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Ressources pour aller plus loin
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Les décodeuses du numérique : La bande dessinée «Les décodeuses du numérique» est en consultation libre et en téléchargement sur cette page. Il est possible également d’en commander un exemplaire papier. Vous trouverez également des ressources pour les en
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Fiches ONISEP Les métiers du numérique
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Article ONISEP : Filles et sciences : 5 idées reçues
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Article Eduscol : Les filles faites des sciences
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L’association Femmes@Numérique : En rassemblant les acteurs et les actrices engagé.e.s dans l’inclusion indispensable des femmes dans les secteur du numérique, elle veut donner toutes ses chances à la transformation en profondeur qui doit être conduite
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Vidéo Youtube : Pourquoi y a-t-il si peu de FEMMES en sciences ? .
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Le livre d’Isabelle Collet : Les Oubliées du numérique, Paris, Le Passeur, 2019
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Clémence Perronnet. La culture scientifique des enfants en milieux populaires : étude de cas sur la construction sociale du goût, des pratiques et des représentations des sciences. Sociologie. Université de Lyon, 2018. Français
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