• Épisode 7
Vrai ou faux ?
  • Les outils numériques facilitent-ils la vie de tous les parents ?

    Avec Pascal Plantard, Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation à l’université Rennes 2. Co-directeur GIS M@rsouin.

    Fiche réalisée en partenariat avec Louis Derrac.

    DÉMYSTIFIER L’IDÉE REÇUE

    En finir avec l’imaginaire de la « fracture numérique »

    À l’instar de nombreux chercheurs, Pascal Plantard remet en cause la réalité scientifique d’une « fracture numérique », terme fourre-tout pour décrire les inégalités dans l’accès aux technologies numériques. Cette expression remonte à un discours de Bill Clinton de 1996, et correspond selon lui à un imaginaire datant de l’époque du déploiement de l’internet. Il faut rappeler qu’à peine 1% des familles américaines étaient alors équipées et connectées à Internet. En France, les premiers chiffres datent de 1998 et comptabilisaient 3% de Français connectés à Internet, contre 85% aujourd’hui. Cet imaginaire d’un internet global auquel tout le monde devrait avoir accès va ensuite être manipulé pour masquer un certain nombre de difficultés (sociales et économiques notamment) derrière une seule formule : la fracture numérique.

    Des études plus fines vont ensuite permettre de distinguer une fracture numérique de premier niveau (équipement et connexion), de deuxième niveau (capacité à manipuler ces équipements) et de troisième niveau (usages et pratiques). Cependant, aucune de ces définitions ne permet de comprendre de manière satisfaisante la palette des inégalités socio-numériques. En particulier, elles ne permettent pas de comprendre le continuum qu’il y a entre difficultés sociales et pratiques numériques : certaines difficultés sociales peuvent créer des difficultés numériques, et inversement. Par exemple, quelqu’un qui aura du mal avec l’écrit aura du mal avec l’envoi de mails ; et quelqu’un qui aura du mal avec les démarches administratives numériques pourra se trouver en difficulté sociale.

    Il y a également beaucoup de travaux de recherche sur un second imaginaire qui est lié à celui de la « fracture numérique » : l’imaginaire des « digital natives ». Pascal Plantard parle ici de complexe d’Obélix : les jeunes seraient « tombés dans la marmite étant petits » et n’auraient plus besoin de potion magique pour s’approprier les technologies numériques. C’est bien entendu complètement faux, mais cet imaginaire technologique vient nourrir l’expression de la fracture numérique, qui serait alors une fracture générationnelle.


    L’explosion des exigences numériques de la vie quotidienne

    La « dématérialisation* » administrative, dans laquelle rentre l’accompagnement scolaire des familles (via les environnements numériques de travail* ou d’autres outils numériques), est un grand facteur d’inégalité, et constitue un enjeu essentiel.

     L’accélération des modalités de sollicitations numériques par des plateformes (de l’économie de l’attention*) constitue un deuxième enjeu avec lequel il faut compter. Aujourd’hui, de nombreux algorithmes sont conçus pour être addictifs (ce que les chercheurs en psychologie appellent les «dark patterns*»), ce qui n’était pas le cas il y a encore une vingtaine d’années. D’où une sursollicitation des plateformes et un certain désarroi de nombreux parents, vis-à-vis de leurs propres usages numériques ou de ceux de leurs enfants. Il y a un fort besoin de parentalité numérique, et de nombreuses ressources visant à la renforcer sont heureusement maintenant disponibles en ligne (voir nos Mallettes école et collège).

    La pandémie de COVID-19 a également permis une prise de conscience générale sur l’ampleur des inégalités numériques liées à la dématérialisation. Alors que ces inégalités étaient rangées dans la catégorie pauvreté/précarité/vieillissement, le confinement a bien montré que finalement, ce n’était pas si simple que ça de vivre au travers des environnements socio-techniques* numériques. Et que ces questions d’inégalité concernaient finalement toute la population.

    Cette prise de conscience a suscité de nombreuses initiatives, du côté de l’Éducation nationale (d’où la politique des Territoires Numériques Éducatifs), des travailleurs sociaux (d’où le recrutement et la formation accélérés de 4000 Conseillers numériques France Service), de l’éducation populaire et familiale. Le numérique est rapidement devenu un enjeu de démocratie et de justice sociale, comme il est devenu un enjeu de la crise environnementale. Tout cela constitue un contexte sociétal qui favorise une prise de conscience critique des technologies.


    Des familles bien équipées, mais pas des mêmes équipements !

    Plusieurs études montraient (Enquête Capacity, Credoc, INEDUC) déjà avant le confinement, que si les familles populaires sont à peu près autant équipées que les classes moyennes et aisées, elles ne sont pas équipées des mêmes technologies et équipements.

    Ainsi, on constate dans les familles populaires un recul assez remarquable depuis cinq ans de l’équipement en ordinateurs, encore plus du multi-équipement en ordinateurs, et une prévalence du smartphone. Avec une présence très importante de la télévision et pour les jeunes d’une console de jeux. Cet équipement et leurs usages sont très lié aux modèles parentaux.

    Autre élément clé : les équipements deviennent individuels. Dans nombre de familles, notamment populaires, les technologies ne sont plus collectives mais confiées aux enfants, aux adolescents notamment, dans leur chambre. Les pratiques numériques finissent donc par être hors de vue des parents.


    Une sociologie de l’école à la maison qui suit celle des devoirs.

    Les enquêtes réalisées pendant le confinement ont montré que les pratiques numériques liées au suivi de la scolarité des enfants étaient celles qui s’étaient le plus développées chez les parents concernés. Pendant cette période, 40 % des parents se sont déclarés être très impliqués dans le suivi de la scolarité de leur enfant (données Capuni crise). Ce chiffre de 40 % de très grande implication dans le suivi scolaire ou des devoirs ne s’était jamais vu auparavant ; il y a donc eu un « effet Covid » très important.
    L’école à la maison via des outils numériques présente une sociologie assez proche de celle du suivi des devoirs :

    • plus de femmes mobilisées ;
    • plus de parents avec des enfants en primaire/collège ;
    • une moindre implication des personnes en situation de difficulté sociale et/ou de précarité économique.

    Il y a donc un vrai continuum entre le rapport à l’école et le rapport aux technologies numériques, plus marqué par le rapport à l’école. Avec un rapport d’étonnement : les habitants des zones rurales isolées, qui ont été sur-impliqués pendant le confinement, malgré un équipement et une connexion moindres. Pour Pascal Plantard, on voit bien que la densité de la demande scolaire est très importante dans des territoires par ailleurs privés de numérique.
    Sur les difficultés du suivi, il y avait une discrimination entre difficultés liées au numérique et difficultés liées au suivi scolaire. Plus de mal à comprendre l’école ou le numérique ? Des études ont montré que pour les personnes peu ou pas diplômées, la compréhension des consignes scolaires était plus discriminante (à 38%) que l’accès aux technologies (discriminant à 14%).

  • AUTRES INFORMATIONS CLÉS

    La communication numérique entre les familles et l’École

    Un bond très important de communication entre parents et enseignants a été observé pendant le confinement. On a atteint 95 % d’échanges ponctuels ou habituels, ce qui est très élevé. 78 % des parents du 1er degré disaient par ailleurs que c’était nouveau (Enquête Capuni Crise).
    La réponse institutionnelle a été plus ou moins adaptée en fonction des territoires. Les environnements numériques de travail diffèrent en fonction des collectivités (commune pour les écoles, département pour les collèges, région pour les lycées). Il existe d’autres outils numériques qui permettent de communiquer, dont certains existent depuis longtemps, et qui ont petit à petit été pris en main par les différents acteurs, jusqu’à devenir rassurants pour une majorité de parents et de personnels enseignants.
    Pour Pascal Plantard, à partir du moment où l’on s’adresse à des élèves de classes populaires, ou des élèves en situation de stigmatisation scolaire, il faut faire particulièrement attention aux outils de communication. Communiquer par mail ou via des environnements numériques de travail avec des familles qui sont loin de ces cultures (numérique et scolaire) nécessite de la médiation numérique et un accompagnement spécifique.
     

    Le rapprochement des parents et des enseignants

    Pour Pascal Plantard, le principal enjeu des années qui viennent est la parentalité numérique, et la coéducation au numérique, par l’ensemble des acteurs, en commençant par la famille.
    La communication entre école et familles est à la fois écosystémique (de nombreux acteurs sont concernés) et multiscalaire (à différentes échelles, locale, départementale ou régionale, nationale). Il y a des bassins de vie autour d’établissements scolaires où cette communication a permis de redéfinir les rapports entre l’École et les parents, et de mettre en place des choses formidables, même si à d’autres endroits il ne s’est rien passé.
    Le confinement a permis un rapprochement inédit entre les parents et les enseignants. Mais ce rapprochement n’est pas gravé dans le marbre, il dépend des écosystèmes qui perdurent ou pas, des moyens qui demeurent ou pas. Sur cet aspect, il faut rappeler l’importance des partenariats entre acteurs, des rencontres régulières, des instances de pilotage.


    Sortir « du » numérique pour pouvoir éduquer à « des numériques »

    Pascal Plantard rappelle qu’il n’y pas « de » numérique, en général, mais « des numériques » en particulier. À chaque fois qu’il y a un environnement socio-technique, il se fait dans un contexte social, culturel, territorial qui est très différencié.

    De la même façon, il y a toujours des usages positifs, comme négatifs, de chaque pan du monde numérique. Pascal Plantard prend l’exemple très actuel des influenceurs et influenceuses sur Tiktok, qui jouent un rôle ambivalent, et différencié en fonction des publics, des situations, des territoires et de leur culture locale. Ces influenceurs et influenceuses peuvent être très problématiques, tout comme ils peuvent être très positifs. C’est parce qu’il y a toujours du bon et du mauvais que Pascal Plantard estime qu’il faut parler de ces numériques à l’école, et dans les autres espaces d’éducation et de médiation.

  • LES GRANDS CONSEILS DE L’EXPERT

         1. Renforcer l’éducation au numérique à l’école (ne pas tomber dans le piège selon lequel les jeunes seraient déjà à l’aise avec les outils numériques - voir le webinaire d’Eric Bruillard), au travers de la compréhension de l’informatique et du code.

         2. Prendre la mesure du contexte sociétal qui remet en question l’implémentation de certaines technologies numériques, dans certains environnements socio-techniques notamment.

         3. Se méfier des fausses représentations des usagers de services publics, en l’occurrence des parents.

         4. Créer des lieux de rencontre et mobiliser le terrain pour échanger autour des enjeux que posent les technologies numériques, en utilisant des contenus vidéo comme base d’échange.

         5. Encourager des formats de médiation et s’associer à des acteurs qui touchent les familles populaires et éloignées du numérique (les universités populaires, par exemple, sont d’une grande efficacité selon Pascal Plantard).

  • OÙ TROUVER LE REPLAY ?

  • EN PRATIQUE : RÉALISER UN TEMPS DE RENCONTRE À PARTIR DE CETTE CONFERENCE

    • Public : parents, professionnels de l’Éducation nationale, autres partenaires de la communauté éducative ;
    • Temps de préparation : 1 heure ; Temps de rencontre : 1 heure ;
    • Nombre de participants : 20 maximum pour favoriser les échanges

    Proposition de déroulé du temps de rencontre :

  • VOCABULAIRE À RETENIR

    • Dématérialisation : La dématérialisation est le remplacement dans une entreprise ou une organisation de ses supports d’informations matériels (souvent papier) par des fichiers informatiques et des ordinateurs. (Source Wikipedia)
       
    • Environnement numérique de travail (ou ENT) : Un espace numérique de travail (ENT) désigne un ensemble intégré de services numériques choisis et mis à disposition de tous les acteurs de la communauté éducative d’une ou plusieurs écoles ou d’un ou plusieurs établissements scolaires dans un cadre de confiance défini par un schéma directeur des ENT et par ses annexes. (Source Eduscol)
       
    • Dark pattern : Un dark pattern ou dark UX (en français : interface truquée) est une interface utilisateur qui a été volontairement conçue pour tromper ou manipuler un utilisateur. Ces choix peuvent aussi être décrits comme des éléments mis en place pour solliciter davantage l’utilisateur et faire en sorte que celui-ci reste plus longtemps sur un service à l’aide de biais cognitifs. (Source Wikipedia)
       
    • Système ou environnement socio-technique : Un système socio-technique est un réseau tissé entre différents acteurs économiques et sociaux autour d’un produit ou d’un service. (Source Wikipedia).
       
    • Économie de l’attention : Notre attention devenant un bien rare avec une offre de contenu pléthorique et un temps limité, il s’agit donc pour les entreprises d’arriver à capter un maximum de cette attention. C’est particulièrement le cas des entreprises dont le modèle est basé sur le volume de transaction et d’usage, et sur la publicité. Plus un utilisateur utilise le service, plus il lui accorde de l’attention, plus le service obtient des données sur l’utilisateur, et peut lui adresser des publicités de mieux en mieux ciblées. (source Louis Derrac)
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  • Ressources pour aller plus loin

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