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Numérique à l’école et à la maison : des apprentissages irréconciliables ?

Publié le 26 avril 2023, mis à jour le 17 mai 2023

  • Il y a comme une fatalité en France : la culture juvénile est vue comme une ennemie de la culture scolaire par la plupart des enseignants. Il faut dire que le fossé n’a jamais été aussi grand. 

  • Carte Blanche à Dominique Pasquier

    Dominique Pasquier est directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), sociologue, membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS) de l'Université de Paris et enseignante-chercheuse à Télécom ParisTech. Ses recherches portent principalement sur la sociologie de la culture et des médias.

  • Une École encore peu ouverte à l’innovation

    L’école a peu changé dans son fonctionnement : l’enseignant détient un savoir qu’il diffuse de façon verticale à ses élèves, l’enseignement est conçu selon le principe d’apprentissages longs et cumulatifs fondés sur des séquences normées – comme l’heure de cours – le parcours scolaire suit un curriculum avec des étapes et la validation de ces étapes, considérés comme autant d’acquis communs et homologués
    Elle reste aussi dans notre pays un lieu coupé du reste de la vie des élèves et peu ouvert à l’innovation pédagogique par le biais d’outils numériques, ce qui la différencie du Nord de l’Europe où la culture numérique est beaucoup plus présente au sein de l’école (Livingstone & Haddon 2009). 
    Par ailleurs, la période de la pandémie a montré que peu d’enseignants français étaient formés ou désireux de se former aux technologies d’enseignement à distance : la plupart des enseignants vivent les pratiques digitales des élèves comme un frein à leurs apprentissages scolaires (addiction, manque de sommeil etc.) De manière générale, les travaux des chercheurs s’accordent à souligner la faiblesse des usages scolaires d’internet : 65 % des jeunes français déclarent ne jamais utiliser Internet à l’école (Fluckiger 2008) ; le collège instaure un cadre normatif strict, allant de l’interdiction des téléphones portables à la limitation de l’accès à Internet au CDI. François Taddei, membre du Haut Conseil de l’Éducation nationale, n’avait pas complètement tort de déclarer en 2015 : « Si Pasteur revenait et voyait la médecine aujourd’hui, il verrait davantage de différences que si Jules Ferry rentrait dans une école. »


    Des pratiques numériques ancrées dans le quotidien des élèves

    Du côté des élèves, la culture et les loisirs se sont au contraire radicalement transformés avec la montée en puissance des pratiques numériques. Quelques chiffres donnent la mesure du phénomène : 99 % des 12-17 ans et 100 % des 18-24 ans possèdent un ordinateur, une tablette ou un smartphone à leur domicile et ils sont plus de 8 sur 10 à se connecter quotidiennement (Baromètre du numérique 2021). L’enquête Junior Connect d’Ipsos de 2022 montre que le temps passé sur Internet chaque semaine a considérablement augmenté ces dix dernières années, surtout chez les très jeunes : 6 heures chez les 1-6 ans (contre 2h10 en 2012), 9 heures pour les 7-12 ans (contre 4h50 en 2012), et 18 heures pour les 13-19 ans (contre 12h20 en 2012). La livraison 2018 de l’enquête Pratiques Culturelles des Français du ministère de la Culture souligne aussi que les jeunes nés entre 1995 et 2004, qualifiés de génération du « tout numérique », lisent significativement peu et fréquentent rarement les lieux culturels. En revanche, leurs pratiques numériques sont quotidiennes : 71 % de ces jeunes consomment des vidéos en ligne, 84 % consultent des réseaux sociaux et 39 % jouent aux jeux vidéo tous les jours.
    Au-delà de ces chiffres, c’est la différence de fondements entre la culture numérique et la culture scolaire qui est frappante : la culture numérique est constituée de ressources disponibles à tout moment, qui rompent avec l’habituel séquençage travail/loisir. C’est une culture participative et collaborative nourrie par des échanges horizontaux entre internautes où l’autorité n’est pas liée à un niveau de diplôme mais à la capacité à retenir l’attention des autres internautes. Enfin, elle repose sur des formats mixtes avec les ressources de l’hypertexte et du multimédia : l’écrit n’a pas une place privilégiée par rapport à l’image et au son… Or, comme le rappelait G. Vincent, la création de l’école comme forme de transmission dominante du savoir, qui s’est stabilisée au 18e siècle en Occident, s’est fondée sur une « forme scolaire » bien particulière qui « privilégie l'écrit, entraîne la séparation de l'écolier par rapport à la vie adulte, ainsi que du savoir par rapport au faire » (Vincent 2012).


    Encourager la porosité des apprentissages

    Ces multiples antagonismes doivent être dépassés, et ce pour une raison majeure : la culture numérique a pris une place grandissante dans le rapport des jeunes au savoir et aux apprentissages. Il y a toujours eu des apprentissages en dehors du cadre scolaire : les élèves apprennent en jouant, en regardant des médias, en échangeant avec les autres (Brougère & Ulmann 2009).
    Marie-Claude Penloup (2007) parle de « connaissances ignorées », Anne Barrère « d’éducation buissonnière » (2011), pour évoquer ces savoirs qui s’acquièrent  hors de l’École et qui sont soit méconnus par cette dernière, soit perçus comme des obstacles aux apprentissages scolaires. Mais aujourd’hui, Internet est une source d’apprentissages sans précédent, et ce à tous les âges de la vie. Une enquête du Pew Institute aux USA montre ainsi que 56 % des internautes de plus de 18 ans consultent des tutoriels – how to – et 50 % des vidéos de vulgarisation scientifique ou culturelle – educational. Une majorité des utilisateurs de YouTube disent que la plateforme est importante pour apprendre à faire des choses qu’ils n’ont jamais faites avant : c’est le cas de 53 % des 18-29 ans mais aussi de 41 % des utilisateurs âgés de plus de 65 ans (Smith & al.2018). Ce qui domine donc, c’est le désir de s’ouvrir à d’autres mondes et le plaisir de pouvoir le faire de façon souple et personnalisée : chacun devient acteur de ses parcours d’exploration. Dans les jeunes générations, où les pratiques numériques sont particulièrement intenses, Internet en arrive à jouer un rôle de « seconde école ».

    Une enquête récente sur la relation des 15-25 ans au YouTube de vulgarisation scientifique montre que près de 9 jeunes sur 10 se rendent au moins une fois par semaine sur YouTube et les trois quarts d’entre eux y vont tous les jours ou presque. Les sciences arrivent en 4e position des vidéos les plus regardées, et la confiance accordée aux Youtubeurs de ces chaînes est forte : 43 % des enquêtés pensent qu’ils rendent l’information plus facile à comprendre, 34 % qu’ils font évoluer sur certains sujets, 25 % qu’ils apportent des informations inédites. La consultation se fait dans le cadre privé, et souvent seul, à l’abri donc de la pression du groupe classe et du jugement des enseignants (Lecture Jeunesse /INJEP 2019). 


    Accompagner les usages et les savoirs numériques

    Mais pour que l’école puisse intégrer ces savoirs acquis en dehors de ses murs, il ne suffit certainement pas de fournir des tablettes ou des ordinateurs aux élèves en classe. Il faut « les accompagner dès le plus jeune âge, dans la découverte et l’appropriation de ces nouveaux environnements et surtout les amener à en comprendre les enjeux. Dès l’école primaire, ils doivent être mis en situation d’apprendre, de créer et de comprendre le monde avec ces instruments, d’en comprendre les mécanismes et les logiques sous- jacentes » (Becchetti-Bizot 2017). La formation des enseignants est donc un élément essentiel et devrait aller au-delà̀ d’une formation technique sur l’utilisation des outils numériques. 
    Il faut aussi réduire la discontinuité didactique qui existe entre la classe et la maison, en créant un continuum entre les différents temps et lieux de l’apprentissage. Les parents ont un rôle essentiel à jouer en discutant et en s’intéressant aux ressources que leurs enfants ont trouvées en ligne, en regardant les vidéos ou les chaînes qu’ils apprécient et en parlant avec eux, en éveillant leur curiosité en leur proposant des situations d’apprentissage stimulantes et exigeantes, les encourager à produire leurs propres contenus en ligne… 

    À un moment où l’école n’a plus le monopole du savoir mais reste le seul lieu de certification des apprentissages, il faut qu’enseignants et parents se mobilisent conjointement pour que leurs élèves et enfants sachent pleinement profiter de l’immense réserve de ressources que constitue le Web. C’est urgent.
     

  • Bibliographie

    • BARRÈRE Anne, 2011. L’éducation buissonnière. Quand les adolescents se forment par eux-mêmes. Paris : Armand Colin, 2011

    • BECCHETTI-BIZOT Catherine, 2017 Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique : vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner , rapport au ministre de l’Éducation Nationale

    • BROUGERE, Gilles, et Anne-Lise ULMANN. Apprendre de la vie quotidienne. Presses Universitaires de France, 2009

    • FLUCKIGER Cédric, 2008, « L’école à l’épreuve de la culture numérique des élèves », Revue française de pédagogie 163

    • LECTURE JEUNESSE/INJEP (2019), « Les 15-25 ans & les YouTubers de sciences »

    • LIVINGSTONE, S., & HADDON, L. (Eds.) (2009). EU Kids Online: Opportunities and Risks for Children . Bristol: The Policy Press.

    • LOMBARDO Philippe et WOLFF Loup, 2020, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, Paris, Ministère de la Culture - DEPS, coll. « Culture études »

    • PASQUIER Dominique, 2018, L’internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris Presses des mines

    • PENLOUP Marie-Claude (dir.) (2007). Les connaissances ignorées : approche pluridisciplinaire de ce que savent les élèves. Lyon : INRP, collection « Didactiques, apprentissages, enseignements »

    • SMITH A.& al.(2018), « Many Turn to YouTube for Children’s Content, News, How-to Lessons », Pew Reearch Center

    • VINCENT Guy 2012 “la forme scolaire : débats et mises au point entretien avec Bernard Courtebras et Yves Reuter » Recherches en didactique 2012/1 n° 13 et 2012/2 n° 14

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