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Comment faire du numérique un outil qui rapproche l’École des familles les plus précaires ?

Publié le 24 mai 2023, mis à jour le 19 décembre 2023
  • Dans notre pays, 9,3 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté et parmi elles plus de 2 millions vivent dans la grande pauvreté. Quel impact cela at-il sur la scolarité des enfants concernés ?

  • Carte Blanche à Marie-Aleth Grard

    Marie-Aleth Grard est présidente ATD Quart Monde France et ancienne conseillère au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Elle a dirigé l’ouvrage L'égale dignité des invisibles, Quand les sans voix parlent de l'école (coédition Les Bords de l’Eau et ATD Quart Monde) en 2022.

  • « La grande pauvreté », qu’est-ce que c’est ?

    Vivre dans la grande pauvreté, au-delà du côté financier (entre 0 et 800 € par mois pour une personne seule), c’est surtout un cumul de précarités : soucis de logement, d’emploi, de santé, d’éducation, d’accès à la culture… donc dans différents domaines qui touchent à nos droits fondamentaux. On ne tombe pas du jour au lendemain dans la grande pauvreté, ce n’est pas un accident de la vie. Mais on n’en sort pas non plus du jour au lendemain. 
    Comme le dit un militant Quart Monde (une personne qui a l’expérience de la grande pauvreté) : « la précarité c’est quand tu as de gros problèmes de sous, la misère c’est quand les gens ne te regardent même plus ». 

    Vivre dans la grande pauvreté, c’est trop souvent être sous la dépendance des autres, de ceux qui vous aident. C’est être dépossédé de son autonomie.
    Dans notre système scolaire obligatoire (de la maternelle à la fin du collège), il y a 3 millions d’enfants et de jeunes qui vivent dans une famille qui vit sous le seuil de pauvreté, et parmi eux plus de 1,8 million vivent dans une famille qui vit dans la grande pauvreté. Il faut se rendre compte de la réalité quotidienne pour ces parents qui passent leurs journées à remplir des dossiers, à se demander de quoi demain sera fait, à ne pas savoir ce qu’ils vont donner à manger à leurs enfants le soir…
    Du côté des enfants, c’est ne pas avoir de coin à soi pour lire, pour faire ses devoirs, ne pas avoir les bonnes affaires en classe ou pour le sport. Dès le plus jeune âge, être différent des autres et le ressentir dans sa chair.


    École et grande pauvreté : comment apprendre à se parler ?

    Les parents qui vivent dans la grande pauvreté ont trop souvent eu eux-mêmes un parcours scolaire très difficile, et donc de mauvais souvenirs de leur scolarité. Pourtant, tous nous le disent : « L’École va permettre à mes enfants d’avoir un avenir meilleur que le nôtre » ; « Nous voulons que nos enfants puissent apprendre, qu'il n'y ait plus de barrières pour que les enfants puissent avancer. ».
    Ils ont vraiment confiance en l’institution scolaire pour permettre à leurs enfants d’apprendre, de développer leurs compétences et leur esprit critique.

    Leurs rapports avec les enseignants sont souvent compliqués : ils ne se connaissent pas, n’ont pas le même langage et des quotidiens très différents. Les enseignants ne reçoivent pas de formation pour mieux connaître et comprendre les différents milieux sociaux. En effet, lorsque l’on vit dans la grande précarité, certains mots peuvent prendre un sens complètement différent, parce que l’on est sans cesse questionné, son avis très peu pris en compte et cette grande précarité fragilise énormément le quotidien. 


    Accompagner les familles les plus précaires au numérique éducatif, un enjeu sociétal

    Ainsi, comment prendre le temps de découvrir le numérique, de le comprendre, alors que l’on cherche un logement pour le soir même et de quoi nourrir la famille ? 
    Comment oser dire que la lecture ou l’écriture ne sont pas faciles, quand on ne se connaît pas ? Que si l’on a un accès Internet, il risque d’être interrompu faute d’argent, engendrant la perte des codes de connexion aux outils numériques de l’École ?
    Les parents qui vivent dans la grande pauvreté n’iront pas d’eux-mêmes au-devant de l’École pour dire leurs difficultés face au numérique, pour dire leurs frustrations de ne pouvoir soutenir leurs enfants dans le quotidien, dans des moments de choix d’orientation, de stages etc.
    La communication numérique entre École, enfants et parents a connu un développement très rapide, trop souvent en oubliant les familles les plus précaires et les moins acculturées au numérique éducatif
    Il est souvent difficile dans notre société d’oser dire « je ne comprends pas le fonctionnement de ce site », ou « je n’arrive pas à aller regarder les notes de mon enfant sur l’E.N.T »… Comment comprendre les devoirs demandés alors que l’on ne dispose que d’un téléphone pour lire un texte ? Comment comprendre le langage de l’école quand tout arrive sur un site ou par mail et texto ? 


    Faire du numérique un outil qui relie

    Pourtant, nous le savons d’expérience, les possibles sont là si nous nous donnons les moyens de mieux communiquer entre enseignants et parents. 

    • La notion de temps est essentielle : ce n’est pas si simple, dans notre monde où tout va très vite, de savoir se poser pour prendre le temps d’écouter les questions de ceux qui ne sont en difficulté avec le numérique : temps pour se connaître et pour se reconnaître afin d’échanger vraiment dans la confiance. Une relation d’adulte à adulte, où le parent est reconnu dans son rôle de premier éducateur de son enfant.
    • Ensuite, prendre le temps de se comprendre, d’entendre les questions qui ont besoin de réponses parfois différenciées. Il y a là un grand défi et une occasion d’inventer de nouvelles manières de faire.

    Le numérique est un outil plein de potentialité mais il ne doit pas contribuer à éloigner les parents qui vivent dans la grande pauvreté davantage de la scolarité, ni de l’orientation scolaire de leurs enfants. Il ne doit pas non plus les éloigner des autres parents, ni des enseignants.

    Chacune et chacun d’entre nous peut agir. Cela peut se traduire de différentes manières : 

    • Prendre le temps d’échanger sur les outils numériques les plus adaptés aux besoins scolaires et de montrer, d’expliquer en s’appuyant sur les partenaires de proximité si besoin (en étant vigilant à ce que le coût ne soit pas un obstacle).
    • Sensibiliser à l’usage d’outils libres de droits.
    • Permettre aux enfants de rester plus tard pour utiliser le matériel de l’École.

    C’est parce que nous agirons ensemble, parents et enseignants de différents milieux sociaux, que le numérique deviendra un véritable outil pour la réussite de tous les enfants à l’École.
    C’est absolument essentiel pour l’avenir de centaines de milliers d’enfants, de jeunes (chaque année, 100 000 jeunes sortent de notre système scolaire sans diplôme). C’est essentiel pour l’avenir de notre démocratie. 

    Chacune et chacun de nous peut agir là où il est, seul ou avec d’autres.


     

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